Une des premières fois je vous ai demandé où vous aviez acheté votre chemisier, j'aimais trop votre style, c'est hyper rare que je fasse ça, j'ai mis un peu de temps à comprendre que vous étiez sans doute pétée de tunes. Vous aviez l'air surprise de mon enthousiasme et de ma question. Après je n'ai plus osé demander parce que j'aimais tous vos vêtements.
Vous venez toujours seule. Vous ne parlez à personne.
Comme vous venez voir les films que j'ai envie de voir aussi, je me dis que peut-être c'est réciproque, que vous aussi vous aimez mon style, même mes tee-shirts Tortues Ninja ou Eckbolsheim Basketball, que vous sentez qu'on a les mêmes goûts.
Du jour au lendemain vous êtes venue avec les cheveux blancs, ivoire, et ils étaient longs avec une frange. C'est là que j'ai commencé à remarquer que vos vêtements devaient coûter une blinde. C'était bizarre c'était comme si vous aviez décidé de devenir vieille.
Vestes en tweed, pantalons beiges comme pour le cheval. Avant vous aviez des Creepers. Ou j'ai déliré. Je crois pas.
Je suis grand-mère, je suis à la retraite, je suis la veuve d'un grand professeur, industriel, docteur. C'est quoi le message. Je suis une grande bourgeoise timide finalement j'ai le look que donne les boutiques de luxe aux femmes discrètes.
Vous vous appelez Francine c'est sur votre carte illimitée, le nom je m'en souviens jamais il a trop de lettres, je l'ai écrit sur des bouts de papier que je ramène chez moi, ça traîne par terre avec le reste. J'ai déjà essayé de vous trouver sur internet mais y a rien.
Ce cheval je l'ai pris en photo il me fait penser à vous.
J'aime moins vos vêtements mais vous me faites des plus grands sourires quand vous venez prendre votre place j'ai remarqué.
Peut-être vous m'entendez discuter des films avec d'autres clients quand vous êtes dans le hall.
Par exemple peut-être vous avez vu mes pommettes un peu rougir quand on m'a demandé si j'avais vu Babygirl et que j'ai essayé d'expliquer ce que j'en pensais. À la fois un peu pourri et troublant, en gros. Je dis pas que je l'ai vu une fois et demie.
Je me demande si parfois vous pétez des câbles. À qui vous parlez.
Il y a cinq ou dix ans j'ai remarqué une femme qui traînait vers la place de l'Homme de fer l'été, je l'ai vue deux ou trois fois, à chaque fois ça me sautait aux yeux et je la reconnaissais parce que j'aimais trop son look même si elle avait l'air folle crade et à la rue, je me disais Waaa mais c'est moi. Moi quand je serai vieille folle et sdf, j'aurai exactement ce look. Même coupe de cheveux au carré, un peu maigre se tient pas droite, robe d'été sans manches en tissu éponge fuchsia des années 70 trop belle, un sac plastique avec des trucs, des baskets ? Des tongs ? Les autres fois je sais plus mais je la trouvais trop stylée, jeune et vieille en même temps. Super look simple et spécial, super couleurs. C'est rare hein. C'était un choc.
Je retrouve pas la photo du cheval.
Blond, calme, muet, s'approche.